Avis nécessaire à ceux qui veulent devenir riches


Quelle a été votre réaction à la lecture de ce titre ?  Obnubilé par l’argent, vous avez tout de suite interprété le terme « riches » comme symbole de richesses matérielles ? Vous avez pensé à ces innombrables livres remplis de boniments pour « amasser du pognon » ?

Cet intitulé correspond à un ouvrage reprenant les Mémoires de Benjamin Franklin (1706-1790) et à une série de ses articles[1] dont un porte ce titre.  Si l’intérêt de ce dernier article paraît bien modique pour le mettre ainsi en exergue, il permet, par contraste, de souligner la complexité du personnage.  Un esprit des Lumières qui se dérobe, à chaque page, à la caricature d’un individualiste obnubilé par l’argent.

Pour le décrire, toujours par antithèse, reprenons les propos de Mr B. Vaughan.  Cet ami presse Benjamin Franklin de rédiger ses mémoires et lui écrit qu’il s’agira ainsi de fournir « un objet à mettre en comparaison avec les vies de plusieurs hommes publics, coupeurs de gorges ou intrigants, avec celle des ascètes de monastère, absurdes bourreaux d’eux-mêmes, et celles de vains et frivoles littérateurs. » 

Benjamin Franklin démontre, à travers ses écrits, cette unique et prodigieuse capacité à équilibrer un ensemble de vertus individuelles et collectives.  Il nous permet d’éclairer bien des questionnements sur le lien entre intérêts individuels et intérêt général, sur la place de notre expérience face au prêt-à-penser. Atteignant un juste équilibre entre l’Homo economicus et le Citoyen – objectif presque inintelligible à notre époque, il aligne les fulgurances.

Arrivant de Boston à Philadelphie sans moyens matériels, cette expérience d’une condition précaire le conduit à en analyser certains ressorts complexes. « Un homme est quelquefois plus généreux lorsqu’il a peu d’argent que quand il en a beaucoup : c’est peut-être que, dans le premier cas, il veut cacher sa misère. » 

Ardent défenseur de l’accès au savoir par le plus grand nombre, il s’émeut du refus de certains à mieux percevoir la valeur des choses, se condamnant ainsi à rester « toujours volontairement dans la misère ».  Afin d’institutionnaliser ce partage du savoir et favoriser la capacité de chacun à se forger son opinion, il participe à une série d’initiatives.  Une des plus remarquables concerne la vie spirituelle de sa ville, et son projet suivant : « La maison et le terrain furent fondés expressément pour l’usage de tout prédicateur, de quelque religion qu’il fût, qui voudrait parler au peuple de Philadelphie, le dessein, en le bâtissant, n’étant pas de favoriser aucune secte particulièrement mais les habitants en général, de sorte que si même le muphti de Constantinople envoyait un missionnaire nous prêcher le mahométisme, il trouverait une chaire à son service. » Tout est dit sur l’esprit des Lumières en une phrase, en un projet.

Sa vision méritocratique n’est donc en rien un élitisme de classe ou de race.  A ses yeux, tout « Laboureur debout est plus grand que gentilhomme à genoux. ». Président de la Société d’abolition de l’esclavage, l’opportunité de développement individuel doit, pour lui, bien être offerte à tous.  La recherche de l’efficience n'étant pas en opposition, mais bien favorisée par le respect de la dignité humaine.  Sa méritocratie ne s’oppose pas non plus à un système de redistribution.  De façon limpide, il relate comment sa proposition pragmatique d’établissement de taxes proportionnées à la propriété était bien plus motivée par une volonté d’équité que par un égalitarisme idéologique.

Reprenant certes une série de maximes populaires dans ses almanach, son expérience sociale, professionnelle, scientifique, occupe une place prépondérante dans sa philosophie de vie et sa conception de la politique.  Cette valorisation du vécu lui permet : de convoquer avec prudence des certitudes non étayées par sa propre expérience, de reconnaître des erreurs, de douter, d’être conscient de sa propre vanité, de modérer sa recherche intense de perfection morale.  Il tempère ainsi notamment son puissant éloge de la frugalité en reconnaissant une valeur sociétale au luxe, qui peut « produire plus qu’il ne consomme, puisqu’il est vrai que, sans motif extraordinaire, les hommes seraient naturellement portés à vivre dans l’indolence et la paresse. »

S’il faut travailler honnêtement et sans relâche pour disposer d’un certain crédit aux yeux de ses semblables, de chaque être humain ; il convient tout autant de se garder d’abuser de leur crédulité, et de participer, collectivement et sans répit, au développement de l’esprit critique du plus grand nombre.



[1] Avis nécessaire à ceux qui veulent devenir riches, Mémoires et propos au fondement de l’Amérique marchande, Benjamin Franklin, Lux Editeur, 2012.

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